La marchandisation de l’école, pour les nuls (version longue)

Un entretien avec Nico Hirtt pour comprendre, de manière accessible, les forces et les logiques qui veulent faire entrer le libéralisme économique “entre les murs”. Version intégrale.


Tu participes à l’Appel Pour Une Ecole Démocratique (APED), qui est active en Belgique depuis 20 ans et tu écris aussi des livres en ton nom. Est-ce que tu peux préciser quel est le travail de l’association ?

Je suis une des chevilles ouvrière, de l’APED, mais quand je publie des bouquins, je les publie en mon nom. C’est vrai que je suis également l’auteur de pas mal de textes fondateurs de l’Aped. C’est une association bilingue qui compte à peu près 300 membres en Belgique, mais ce n’est pas une organisation syndicale. La plupart de nos membres sont d’ailleurs également membres de l’un ou l’autre syndicat. Nous, ce qu’on fait, c’est essentiellement un travail de mobilisation, de lobbying, on pourrait dire, à l’intérieur des organisations syndicales, pour orienter leurs prises de décisions, leurs lignes politiques, dans le sens ou dans les sens que nous pensons importants: lutte contre la marchandisation de l’enseignement, lutte pour sa démocratisation.

Ca marche ?

Oui, plutôt. Je vais te donner une exemple: un des gros points dans l’enseignement en Belgique, c’est son organisation en ce qu’on appelle un découpage en quasi-marché. C’est à dire que les parents ont une totale liberté dans le choix de l’établissement scolaire, que celui-ci soit public ou privé. Il n’y a aucune forme de contrainte, cette liberté de choix est évidemment très fortement liée à l’existence traditionnelle, chez nous, d’un très puissant réseau d’éducation catholique. On a 62/63% des élèves qui fréquentent l’enseignement catholique. Ce qui veut dire que, faire du travail syndical, en Belgique, c’est entre autre travailler avec des profs qui travaillent dans l’enseignement catholique, parce que l’enseignement officiel représente à peine un tiers de l’ensemble de l’enseignement, ce qui implique de travailler aussi à l’intérieur du syndicat chrétien. Traditionnellement, le syndicat chrétien a toujours été assez proche des prises de position de la hiérarchie du pouvoir organisateur de l’enseignement catholique. Par exemple, sur la question du quasi-marché, nous avons montré que la liberté de choix des parents, la compétition entre réseaux d’enseignement public et privé est un des facteurs générateur d’une très forte inégalité sociale dans l’enseignement. Ça a amené le syndicat chrétien a prendre position contre ce quasi-marché, et donc à appuyer nos revendications dans ce domaine-là. On a donc aujourd’hui un syndicat chrétien à l’intérieur duquel on a peut-être pas une majorité, mais une forte minorité qui défend ou accepte le principe qu’il faudrait supprimer cet enseignement catholique et aller vers un enseignement organisé par l’Etat. C’est vraiment un résultat qu’on a obtenu à force de travail de conviction, patiente, à l’intérieur des organisations syndicales. C’est pas gagné, loin de là, on constate vraiment des avancées dans ce domaine.

Est-ce que tu peux donner quelques précision sur la différence que tu fais entre privatisation et marchandisation ? Chez nous, on lit souvent, dans les manifestations, sur les pancartes ou dans les revues syndicales, une lutte contre la privatisation de l’enseignement, et je sais que toi, quand tu parles de « marchandisation », c’est pas tout à fait le même sens.

C’est vrai. Les mots, ils faut les utiliser au sens qu’ils ont dans le dictionnaire, mais l’avantage qu’on a, c’est que le mot marchandisation n’est pas un mot français, donc on peut lui donner le sens qu’on veut. Moi, je l’utilise pas seulement au sens des privatisation, mais beaucoup plus largement, au sens d’une adaptation de l’enseignement aux attentes des marchés, que je vois de trois façons. L’une des façons de le faire, c’est de le transformer en un lieu d’investissement de capitaux, c’est la privatisation marchande. D’ailleurs, j’insiste sur le fait que la privatisation marchande se distingue, par exemple, de l’enseignement privé qu’on connaît notamment en Belgique ou en France sous la forme de l’enseignement confessionnel. C’est également de la privatisation, ce n’est pas de la marchandisation, parce que sa raison d’être n’est pas de faire du profit. Le but de l’enseignement privé traditionnel n’est pas d’être un lieu d’investissement de capitaux, alors que la privatisation à laquelle nous assistons aujourd’hui dans le cadre de la marchandisation de l’enseignement, c’est une privatisation où l’école et tout ce qui tourne autour, par exemple le soutien aux élèves en difficulté scolaire (je pense à Acadomia) devient un moyen d’investir ses capitaux pour réaliser des profits.

J’ai été assez surpris, quand je suis venu au colloque, il y a deux semaines, de voir dans l’enceinte de l’université un bâtiment qui avait l’air « sponsorisé » (je ne sais pas quelle était la relation exactement) par ING direct, une banque. C’est quelque chose qu’on voit souvent, en Belgique, des entreprises qui financent l’université ?

Ça ne l’était pas souvent, jusqu’à il y a quelques années. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui est en train de devenir fréquent, même si, là, ce n’était pas une université publique. C’est une université privée, dite « libre », mais non confessionnelle, contrairement à l’université catholique de Louvain, par exemple, qui est une université « libre » privée, mais qui a un caractère confessionnel. Cela dit, l’une, comme l’autre, sont très largement subventionnée par l’État, aujourd’hui encore, mais il se pourrait bien qu’on aille vers des situations à l’anglaise où, petit à petit, ces subventions disparaîtraient.

Donc, je reviens au développement sur la marchandisation. Premier sens, c’est la privatisation marchande. Deuxième sens, moins important peut-être, mais qui mérite d’être souligné, c’est la marchandisation de l’enseignement pour stimuler certains marchés. Je pense en particulier au marché des technologies de l’information. Tout au long de la deuxième moitié des années 90, les dirigeants européens ont insisté, par exemple, sur le fait que si l’Europe voulait rattraper sont retard sur le Japon ou sur les États-Unis, en matière d’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, il fallait nécessairement accélérer la formation des jeunes à l’utilisation des ces technologies. C’est comme ça qu’on a eu, dans plusieurs pays européens, (en France, entre 95 et 98, quand Lionel Jospin était premier ministre) des plans d’investissement dans l’achat d’ordinateurs dans les écoles qui visaient explicitement, au niveau européen, à accélérer l’utilisation des ces technologies dans l’enseignement pour que leur commerce augmente rapidement en Europe.
Une autre forme peut-être moins directement soutenue par les États, quoique, c’est l’entrée de la publicité, de toutes les formes de sponsoring de matériel pédagogique dans l’enceinte de l’école. Ça aussi, c’est une façon d’utiliser l’enseignement afin de soutenir certains marchés.

Enfin, la troisième forme, à mes yeux la plus importante, c’est la mise en adéquation des contenus et des structures des systèmes éducatifs avec les attentes des marchés, et là, bien évidemment, avec les attentes du marché du travail. Cette adaptation-là, il faut d’abord comprendre qu’elle peut, en apparence, entrer en contradiction avec d’autres attentes des milieux patronaux qui attendent de l’État qu’il réduise son train de vie. Il y a une contradiction entre les attentes du milieu patronal pour que l’État réponde aux besoin de la prétendue société de la connaissance, d’autre part, un enseignement qui coûte moins cher. La réponse à cette contradiction-là, elle va venir de la prise en compte de l’évolution du marché du travail et donc des attentes qu’il adresse au système éducatif. Et là, il y a deux éléments qui me semblent très importants.
Premièrement, ce que j’appelle la polarisation du marché du travail, et deuxièmement, la demande de flexibilité. La polarisation, c’est à dire le fait que les emplois à haut niveau de qualification sont contrebalancés, à l’autre extrême de la hiérarchie des emplois, par des emplois à très faible niveau de qualification, essentiellement dans le secteur des services. Cette polarisation vient en quelque sorte répondre à la contradiction que j’évoquais. Comment va-t-on faire pour former mieux des travailleurs tout en dépensant moins ? La réponse est: en adaptant les niveaux de formation, c’est à dire en investissant beaucoup pour ceux qui ont besoin d’un très haut niveau de qualification, peut-être en les faisant investir eux-même, dans la mesure où on les recrute dans les classes les plus aisées. Pour l’enseignement de masse, celui qui est destiné à former les futurs remplisseurs de distributeurs automatique de canettes de coca, les futurs conducteurs de camionnette, bref, tous ceux qui occuperont ces emplois à faible niveau de qualification dans le secteur des services, on va investir moins de moyens, parce que de toute façon, les niveaux de formation et de qualification qui seront attendus de ces gens-là seront beaucoup plus bas.

Deuxième demande du marché du travail: la flexibilité, et là, c’est vrai à tous les échelons de la hiérarchie des emplois, va conduire et pousser les systèmes éducatifs à remplacer les programmes traditionnellement basés sur des corpus intégrés de connaissance et de qualifications, par des très vagues compétences, parfois transversales ou pluridisciplinaires, parce que ces compétences suffisent pour assurer l’adaptabilité qui est le critère principal d’employabilité aujourd’hui.

Tu disais qu’on était, sur les réformes actuelles, sur un système où c’était le patronat qui dictait un peu ces attentes au fonctionnement du système éducatif. Est-ce que c’est vraiment une nouveauté ? Pendant les trente glorieuses en Europe, ça s’était plutôt bien passé, il y a eu des avancées, on avait pu avoir l’impression qu’on pouvait, par exemple, travailler pour l’épanouissement de l’enfant. C’était aussi parce que le patronat avait besoin de main d’œuvre qualifiée, et qu’il y avait moins de pression là-dessus. Bref, ça donne l’impression dans les discours que c’est nouveau, et j’aimerai avoir ton sentiment là-dessus. Est-ce que c’est si nouveau que ça, ou est-ce que c’est une constante, même si ça ne prenait pas ces formes-là avant ?

Alors, c’est vrai que l’enseignement, c’est un peu de la tarte à la crème de le dire, a toujours été au service du système. Dans une société, les systèmes éducatifs sont au service de la société en place. Mais la façon dont l’enseignement répond aux attentes du capitalisme, cette façon, elle évolue, elle change avec le temps. Remontons d’abord au début du 19ème siècle. L’enseignement de masse commence à se mettre en place à ce moment-là. Ce n’est pas encore un enseignement obligatoire, mais c’est tout de même une école primaire qui s’ouvre de plus en plus largement aux enfants d’extraction populaire. Il ne répond pas à une demande du marché du travail. Bien au contraire, le marché du travail à l’époque demande de moins en moins de main d’œuvre formée et qualifiée. Le machiniste a détruit la qualification ouvrière et remplacé l’ouvrier par une espèce de robot qui n’a qu’à suivre le rythme imposé par la machine, mais cet enseignement répond malgré tout aux besoins du capitalisme sous une autre forme. C’est que le machinisme a aussi détruit tous les lieux traditionnels de socialisation, la vieille famille rurale, l’apprentissage d’un métier chez un maître par les jeunes ouvriers ou les jeunes futurs ouvriers des villes. Tous ces lieux traditionnels de socialisation ont été laminé par le début de la révolution industrielle, par le machinisme, et petit à petit, la bourgeoisie se rend compte que ces gamins qui traînent dans les rues après ou en dehors de leurs heures de travail abrutissant constituent une menace pour l’ordre dans la ville. Ce sont des graines de voyous, ils font le jeu de la prostitution, de la délinquance, etc…
Des voix vont s’élever au sein même de la bourgeoisie pour dire: il faut qu’on trouve d’autres lieux de socialisation pour ces gamins. Et c’est comme ça qu’on va commencer à créer, d’abord dans les villes, d’ailleurs, des écoles qui s’ouvrent aux enfants des classes populaires. Pendant deux ou trois ans, on va leur apprendre un peu à lire, à écrire et à calculer, mais on va surtout leur inculquer des règles de morale et de comportement, leur apprendre à vivre en société, en quelque sorte. Cette socialisation, ça va donc être la première fonction de l’école, au service du capitalisme qui en a besoin au début du XIXème siècle.

Dans le dernier tiers du XIXème siècle, il y a une autre mission, encore plus importante, qui va être attribuée à l’école, et qui est toujours du domaine davantage de l’idéologie que de l’économie, c’est une mission idéologique et politique. En France, ça se voit très clairement au lendemain de la Commune de Paris. Un ministre de l’Éducation dont le nom m’échappe (en 1872) écrit: « Ce n’est pas la faute des généraux prussiens, c’est la faute des instituteurs prussiens ». La Prusse avait déjà un système d’enseignement obligatoire depuis le début du XIXème siècle et il s’est avéré que les soldats allemands étaient beaucoup plus disciplinés que les soldats français, qu’ils obéissaient d’avantage aux ordres et qu’ils avaient d’avantage le sentiment de défendre leur patrie. Ce sentiment d’appartenance à une patrie, cette acceptation de la discipline de fer que réclament les armées modernes à la fin du XIXème siècle, la bourgeoisie française va s’efforcer de l’appliquer en mettant en place l’enseignement primaire obligatoire, pas seulement en France, d’ailleurs, parce qu’on est dans une époque de danger très grand pour le capitalisme, avec la montée des forces socialistes d’un côté, avec celle des menaces entre puissances impérialistes d’autre part. On assiste donc à la création d’une école primaire qui va se muer en véritable appareil idéologique d’Etat.

Après la première guerre mondiale, ça change, le capitalisme a de nouveau besoin d’un petit peu de main d’œuvre qualifiée. Les technologies changent, de industries nouvelles se mettent place, dans le domaine de l’électromécanique, de la mécanique automobile, des industries chimiques également. Où est-ce qu’on va les trouver ? On va devoir les former. Comme la forme traditionnelle de formation n’existe plus, l’apprentissage ayant été laminé au 19ème siècle, mais surtout, qu’il ne suffit plus, parce qu’il ne permet pas de former un main d’œuvre qualifiée assez compétente et assez performante dans ces nouvelles industries, on met en place des écoles techniques, des écoles professionnelles, vers lesquels on va orienter les meilleurs enfants de la classe ouvrière à la fin de l’école primaire. A partir de ce moment-là, l’école va remplir une double fonction: une fonction économique, de formation d’une main d’œuvre qualifiée, et une autre fonction, une fonction de sélection. C’est la sélection méritocratique qui se met en place tout au long des années 20 et 30 qui va être tout au long du XXème siècle une des missions de l’école. D’abord de l’école primaire, puis après la deuxième guerre mondiale, cette mission de sélection va être remplie par l’enseignement secondaire, avec la massification. C’est là qu’on va, par des voies de relégation, trier les enfants, entre ceux qui poursuivent leur parcours dans l’enseignement général et ceux qui vont dans l’enseignement professionnel.

Donc, qu’est-ce qu’on voit, si on regarde ça sur deux siècles à peu près ? L’école capitaliste est passée progressivement d’un instrument qui était surtout un instrument idéologique et un instrument de socialisation au XXème siècle. Elle est devenue de plus en plus un instrument économique, dont la mission est la formation et la sélection de main d’œuvre qualifiée.

Finalement, dans l’époque actuelle, les choses ont un peu changé, parce que le marché du travail change de nouveau. Dans les années 50-60-70, on assistait à un élévation du niveau général requis pour accéder au marché du travail, alors qu’aujourd’hui, on a plutôt une polarisation du marché du travail qui fait que les attentes du capitalisme par rapport à la formation des futurs ouvriers et des futurs travailleurs ont de nouveau changé. Elle ne se traduit plus par une poursuite de la massification de l’accès à l’enseignement, qui signifierait une massification de l’accès à l’enseignement supérieur, et se traduit aujourd’hui par des nouvelles formes de polarisation, avec par exemple la suppression de la carte scolaire en France, le mécanisme de compétition entre les écoles, qui force cette sélection et cette ségrégation sociale, et avec d’autre part avec l’introduction de programmes basés non plus sur des savoirs mais sur des compétences, parce que ces programmes répondent mieux à ces besoins de sélection, de polarisation, et, en même temps, parce qu’ils répondent mieux aux besoins de flexibilité qui sont au centre des attentes du marché du travail.

Tu expliques dans un de tes bouquins les travaux de la commission européenne et son « pilotage » sur les politiques d’éducation nationale, et tu cites notamment l’influence de « l’ERT » (European Round Table), en disant que c’est un des instruments de ce que tu viens de décrire. Est-ce tu peux détailler, très vite, parce que ça me semble important quand même.

Je dirais plutôt que c’est un des lobbys qui a été un de ces instruments, parce qu’aujourd’hui, on l’entend très peu. Depuis une dizaine d’années, la table ronde européenne des industriels est relativement peu présente dans le champ éducatif, et je vais expliquer tout de suite pourquoi. Elle a été constitué dans les années 80, c’est à dire au moment où les milieux économiques prennent conscience que la crise des années 70 n’a pas été une crise conjoncturelle de courte durée, mais qu’elle marque certainement une mutation profonde du capitalisme mondial. Et la prise de conscience du capitalisme européen, surtout au sein du patronat européen le plus en pointe, le plus branché sur les nouvelles technologies, les a amené à constituer cette espèce de groupe de pression, mais qui n’est pas seulement un groupe de pression, mais un groupe de réflexion stratégique et de lobbying,

C’est un cercle extrêmement fermé. Au sein de l’ERT, on ne trouve pas tous les représentants européens du patronat, loin de là. On ne trouve que les représentants de la grande industrie de pointe à haut niveau de technologie européenne c’est à dire celle qui est aux premières loges de la compétition internationale avec le Japon ou les États-Unis. Ce sont ces gens-là qui vont mettre en place, à la fin des années 80, un certain nombre de groupes de travail, pour réfléchir à ce qui, à leurs yeux, sont les problèmes plus urgents à résoudre pour assurer la compétitivité des entreprises de pointe en Europe.
Quels sont ces groupes de travail ? Il y en a un qui va se pencher sur le commerce international et qui va donc travailler des quatre fers pour que l’Europe s’engage de manière beaucoup plus forte dans l’Organisation Mondiale du Commerce ou dans les Accords Généraux sur le Commerce des Services (AGCS). Le deuxième groupe de travail va s’occuper d’énergie. Le troisième, c’est l’éducation et l’analyse des politiques éducatives en Europe.

En 1989, ils publient leur premier rapport sur l’enseignement, dans lequel on trouve à peu près tout ce qui va constituer, 15 ans plus tard, le fond de commerce européen en la matière. A savoir, recentrer l’enseignement non plus sur des savoirs mais des compétences. essayer de placer au cœur des attentes la flexibilité et l’adaptabilité de la main d’œuvre, le fait d’insister sur la nécessité d’avoir un système éducatif qui soit davantage compétitif, c’est à dire dans lequel les écoles ou les réseaux d’enseignement soient d’avantage en compétition entre eux, de façon à s’adapter plus rapidement aux attentes du marché du travail, l’importance d’avoir une implication plus étroite entre les lieux où sont pensés les programmes d’enseignement et le monde de l’entreprise, le fait d’inscrire l’esprit d’entreprise comme une compétence à enseigner dès le plus jeune age, aux enfants des écoles publiques et maternelles, et ainsi de suite. Toute cette orientation va être développée de façon extrêmement claire et structurée dans ce premier rapport de 89.

En 1991, 1993 et 1996, la table ronde va continuer, tous les deux ans à peu près, à publier de nouveaux rapports, à l’adresse de la DG22, la direction générale à la délégation à la formation de la commission européenne, dirigée à l’époque par Edith Cresson [Premier ministre PS entre 1991 et 1992] qui elle-même, finalement, va entendre ces voix, et va faire publier, au nom de la commission, un livre blanc en 95, je pense: le livre blanc de la commission européenne sur la nécessaire rénovation des systèmes d’éducation européen. Il n’a d’autre autorité, à l’époque, que d’être une recommandation à l’adresse des États membres. En 2000, au sommet de Lisbonne, on va mettre en place ce que Christian Laval a expliqué au colloque, à savoir la méthode ouverte de coordination, dans laquelle on va officialiser, en quelque sorte, ces orientations.
En 2001, j’ai téléphoné au siège de la table ronde des industriels en demandant, tiens, c’est étonnant, depuis quelques années, depuis 2-3 ans, je ne vois plus de rapport émanant de la table ronde sur l’enseignement. Il m’a été répondu textuellement que ça n’a plus été jugé nécessaire parce qu’ils ont estimé que leur travail en la matière était achevé. En effet, lorsqu’on lit les textes issus de la commission européenne puis 2000, ils reprennent mot pour mot tout ce qui avait été fait comme travail de lobbying par l’ERT entre 89 et 96…

Ca empiète un peu sur la dernière chose que je voulais aborder, c’était de voir comment ça avait évolué depuis, notamment, le bouquin que tu avais écrit en 95 ou 96 (Les Nouveaux Maîtres de l’école).  Est-ce que les choses se sont accelérées, notamment ?

Ce qui a évolué exactement comme je l’avais décrit, ou prévu, dans ce bouquin, c’est tout ce que j’ai appelé le troisième volet de la marchandisation. L’adaptation des systèmes éducatifs aux demandes du marché du travail par le biais de la mise en compétition des écoles, de l’autonomie des systèmes éducatifs, par le glissement des savoirs vers les compétences, tout ça, ça s’est tout à fait réalisé.

Là où, on revanche, l’évolution a été moins forte que ce que j’avais cru, à l’époque, c’est le premier volet, c’est à dire la privatisation marchande de l’enseignement. Cette évolution s’est heurtée à un certain nombre de difficultés. En 96 et puis encore en 98, je décris un certain nombre de percées en matière de privatisation de l’enseignement, par exemple aux Etats-unis, où des sociétés privées comme Edison School, qui gérait, à l’époque, quelques 300 écoles privées. A la suite du dégonflement de la bulle internet (en 2000) et de la récession qui se met en place dans les années qui suivent, on constate qu’un certain nombre de ces investissements dans le secteur éducatif tournent très mal. Edison Schools, par exemple, est en faillite et doit fermer ou revendre à l’État plusieurs des écoles qu’elle gérait. En revanche, on voit que le secteur du marché de l’enseignement se décante un peu.
On voit émerger, parmi les très nombreux créneaux où le secteur privé a essayé d’investir, ceux qui sont rentables. Par exemple, la gestion d’école (Edison Schools) parait l’être relativement peu. Un autre secteur que j’avais sans doute, moi, surestimé à la fin des années 90, c’est l’investissement dans l’enseignement par Internet, qui, aujourd’hui, marche moins bien que prévu.

En revanche, certains secteurs qu’on avait un peu sous-estimé à l’époque semblent aujourd’hui émerger comme des investissements très rentables. Je pense notamment à ce qu’on appelle des universités franchisées, c’est à dire des sociétés privées, essentiellement dans les pays du tiers monde, mais qui décernent des diplômes, en recevant, en quelque sorte, l’aval d’une prestigieuse université américaine, néo-zélandaise, japonaise ou européenne. C’est un secteur qui marche très très fort, surtout en Amérique latine et dans le sud-est asiatique.

C’est comme les universités labellisées « La Sorbonne » qu’on voit émerger au Moyen-Orient depuis quelques années ?

Ce genre de chose-là. Il y a d’autres secteurs, peut-être plus marginaux, mais qui émergent très très fortement dans certains pays, notamment en France et en Belgique, c’est par exemple le soutien scolaire aux élèves en difficulté (Acadomia et autres) qui vraiment font un tabac, et pas seulement en Europe. Par exemple, en Corée du Sud, on constate que les dépenses privées des parents dépassent les dépenses publiques d’enseignement.

J’allais te poser la question, parce qu’il y avait un papier intéressant dans la Croix, il n’y a pas si longtemps, sur le sujet, où ils expliquaient que les parents sur-investissaient complètement ces cours privés par rapport aux cours publics. Dernière question, très vite, parce que je ne veux pas t’embêter pendant des heures.
Vu que le travail de l’APED, et le tien aussi, sont quand même à une échelle supérieure à celui que nous on peut avoir en tant que militant « de base », où on étudie plutôt des problématiques nationales, est-ce qu’en regardant de manière un peu plus large, un peu plus européenne, voire au niveau de l’OCDE, est-ce qu’il y a des endroits où la bagarre qui est menée par un certain nombre de gens, de collectifs, de regroupements d’enseignants ou de parents réussit mieux que d’autres ? L’idée, puisque c’est quand même destiné à paraître dans un journal syndical, c’est de voir s’il n’y a pas des éléments à prendre ailleurs pour améliorer les luttes qu’on peut mener en ce moment.

Autant que je sache, c’est en France que ça marche le mieux. […] Ce type de discours, sur le lien entre les réformes dans l’enseignement et les attentes du capitalisme, c’est en France que la critique de cette évolution est la plus forte, et de loin. Aujourd’hui, je constate des percées d’abord dans les pays latins, en amérique latine, en Espagne, en Italie. Progressivement, on voit aussi des percées en Allemagne, en Angleterre avec les grèves qui ont lieu en ce moment [NDLR: décembre 2010]. Forcément, dans les périodes de lutte sociale, il y a une ouverture, un intérêt pour toutes les analyses critiques qui demandent à se faire jour-là aussi, mais il n’y a aucun doute, cette résistance-là, c’est en France qu’elle est la plus ancienne, qu’elle est la plus forte et c’est de France qu’elle se diffuse ailleurs. Mes premiers bouquins sur ce thème, ils ont été davantage lu, entendu et discuté en France qu’en Belgique.

C’est surprenant, parce que quand on est dans des problématiques nationales, on n’a pas forcément l’image que c’est si « efficace ».

Je peux t’assurer que c’est en France que la conscientisation des enseignants sur ce genre de problématique est la plus forte.

[NDLR: cet entretien a été réalisé avant les mouvements « Occupy… », le mouvement social des étudiants en Grande Bretagne ou au Chili, etc… Il faudrait -peut-être- réactualiser cette dernière réponse à la lumière des événements de 2011].

Making-of:

Cet entretien (d’une quarantaine de minutes) a été réalisé par téléphone le 2 décembre 2010, deux semaines après un colloque intitulé « L’enseignement européen sous la coupe des marchés », organisé à Bruxelles par l’APED. Il a dormi dans un coin de disque dur pendant un an, relégué au second plan par d’autres priorités militantes (et une part de paresse). Mon mandat (syndical) impliquait qu’il soit publié, accompagné d’un compte-rendu du colloque, dans le journal fédéral de Sud éducation, chose qui n’a jamais été faite (et c’est entièrement de ma responsabilité).
Il a été retravaillé et réorganisé légèrement pour en faciliter la lecture à des non-militants. Il n’a pas été relu.

Pour aller plus loin

Les textes du colloque qui a eu lieu à l’automne 2010
Une bonne partie des idées développées à cette occasion sont aussi à lire dans cet ouvrage collectif et européen: L’école en Europe, Politiques néolibérales et résistances collectives, 2010

Pour approfondir les thèmes développés par certains auteurs:
Nico Hirtt: Les nouveaux maîtres de l’école, nouvelle édition, 2005,
Christian Laval: La nouvelle école capitaliste (avec P. Clément, G. Dreux et F. Vergne), La Découverte, 2011 (extrait ici)

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