La marchandisation de l’école, pour les nuls

Un entretien avec Nico Hirtt pour comprendre, de manière accessible, les forces et les logiques qui veulent faire entrer le libéralisme économique « entre les murs ».

Ci-dessous, la version (pas très) courte, pour ceux qui veulent l’essentiel. La version intégrale (et remaniée), avec des détails sur le fonctionnement de l’APED, la situation en Belgique et un historique plus complet des relations entre patronat et politiques éducatives, des précisions sur ce lobby l’European Round Table) est ici. Sauf manque de temps manifeste, lire cette deuxième version est conseillé, pour aller au plus près de ses analyses.

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Nico Hirtt est un professeur, syndicaliste et militant belge, auteur de nombreux textes et de livres qui font référence (voir à la fin « pour aller plus loin »). Il est également un membre fondateur de l’Appel Pour une Ecole Démocratique (APED), qui, depuis 20 ans, fait du « lobbying » au sein des syndicats pour infléchir leurs positions vers une école véritablement démocratique. Leur lutte passe, entre autres, par un travail de surveillance et d’analyse de la marchandisation en cours des systèmes éducatifs.

En France, on parle plus de privatisation de l’école, alors que vos livres parlent explicitement de marchandisation. Quelle est la différence ?

Il faut utiliser les mots au sens qu’ils ont dans le dictionnaire ; l’avantage du mot marchandisation, c’est qu’il n’existe pas en français, on peut donc lui donner le sens qu’on veut. Personnellement, je l’utilise beaucoup plus largement, au sens d’une adaptation de l’enseignement aux attentes des marchés, et, cela, de trois façons.

La première, c’est d’en faire un lieu d’investissement de capitaux, de privatisation marchande, ce qui se distingue par exemple de l’enseignement privé confessionnel qu’on connaît en Belgique ou en France. C’est également de la privatisation, ce n’est pas de la marchandisation, puisque c’est un enseignement dont la raison d’être n’est pas de faire du profit.
Aujourd’hui, dans le cadre de la marchandisation de l’enseignement, on assiste à une privatisation où l’École. Tout ce qui tourne autour, par exemple le soutien aux élèves en difficulté scolaire (comme Acadomia), devient un moyen d’investir des capitaux dans le but de réaliser des profits.

Deuxième sens, peut-être moins important mais qui mérite d’être souligné : celui de l’exploitation de l’enseignement pour stimuler certains marchés, notamment celui des technologies de l’information. Dans plusieurs pays européens, entre 95 et 98, grosso modo (en France, quand Lionel Jospin était premier ministre), il y a eu des plans d’investissement pour l’achat d’ordinateurs dans les écoles qui visaient explicitement, au moins dans les textes européens, à accélérer l’utilisation de ces technologies dans l’enseignement afin que leur commerce prenne de rapidement de l’ampleur en Europe.
Une autre forme peut-être moins directement soutenue par les États, quoique, c’est l’entrée de la publicité ou de toutes les formes de sponsoring de matériel pédagogique dans l’enceinte de l’école.

Enfin, la troisième forme, à mes yeux la plus importante, c’est la mise en adéquation des contenus et des structures des systèmes éducatifs avec les attentes des marchés, et, bien évidemment, avec celles du marché du travail.
D’abord, il faut comprendre qu’il y a, en apparence, une contradiction entre les attentes du patronat pour que l’État réponde aux besoins de la « société de la connaissance » et un enseignement qui coûte moins cher. La réponse se situe dans la nature fine de l’évolution du marché du travail et donc des attentes qu’il adresse au système éducatif. Dans ce cadre-là, il y a deux éléments qui me semblent extrêmement importants.
Premièrement, ce que j’appelle la polarisation du marché du travail, et deuxièmement, la demande de flexibilité.
La polarisation du marché du travail, ça signifie que les emplois à haut niveau de qualification sont contrebalancés, à l’autre extrême de la hiérarchie, par des emplois à très faibles niveaux de qualification, essentiellement dans le secteur des services. Cette polarisation vient en quelque sorte répondre à la contradiction que j’évoquais.
Comment va-t-on faire pour former mieux des travailleurs tout en dépensant moins ? En adaptant les niveaux de formation, c’est à dire en investissant beaucoup pour ceux qui ont besoin d’un très haut niveau de qualification, peut-être en les faisant investir eux-même, dans la mesure où on les recrute dans les classes les plus fortunées. Pour l’enseignement de masse, celui qui est destiné à former les futurs remplisseurs de distributeurs automatiques de canettes de Coca-Cola, les futur conducteurs de camionnette, bref, tous ceux qui occuperont ces emplois à faible niveau de qualification dans le secteur des services, on va investir moins de  moyens, parce que de toute façon, les niveaux de formation et de qualification attendus pour ces gens-là seront beaucoup plus bas.

Deuxième demande du marché du travail: la flexibilité, qui va conduire les systèmes éducatifs à remplacer les programmes traditionnellement basés sur des corpus intégrés de connaissance et de qualifications par des très vagues compétences, parfois transversales ou pluridisciplinaires, parce qu’elles suffisent pour assurer l’adaptabilité qui est le critère principal pour trouver un emploi aujourd’hui.

Un peu d’histoire: les relations entre patronat et Ecole depuis l’après-guerre.


On semble être, quand on observe les réformes actuelles, dans une logique où c’est le patronat qui dicte en partie ses attentes au système éducatif. Est-ce que c’est vraiment une nouveauté ?

C’est vrai que l’enseignement, c’est un peu de la tarte à la crème de le dire, a toujours été au service du système. Dans une société, les systèmes éducatifs sont au service de la société en place. Mais la façon dont l’enseignement répond aux attentes du capitalisme change avec le temps.

Dans l’époque actuelle, les choses ont un peu changé, parce que le marché du travail a évolué lui aussi. Entre les années 50 et 70, on a assisté à un élévation du niveau général requis pour accéder au marché du travail, alors qu’aujourd’hui, on a plutôt une polarisation  qui modifie les attentes du capitalisme par rapport à la formation des futurs ouvriers et des futurs travailleurs. Elle ne se traduit plus par une poursuite de la massification de l’accès à l’enseignement (supérieur, aujourd’hui) mais par de nouvelles formes de polarisation, avec par exemple l’affaiblissement de la carte scolaire en France ou le mécanisme de compétition entre les écoles. D’autre part, on peut y relier l’introduction de programmes basés non plus sur les savoirs mais sur les compétences, parce qu’ils répondent mieux à ces besoins de sélection, de polarisation et de flexibilité qui sont au centre des attentes du marché du travail.

Un exemple de lobby patronal à la baguette dans l’éducation: l’European Round Table


C’est un des lobby qui a été un des instruments de ces changements, même si aujourd’hui, on l’entend très peu. Depuis une dizaine d’années, la table ronde européenne des industriels, qui regroupe « l’élite » des entreprises de haute technologie européenne, n’est plus vraiment présente dans le champ éducatif, mais elle l’a été dans les années 90.
En 1989, ils publient leur premier rapport sur l’enseignement, dans lequel on trouve de manière extrêmement claire et structurée à peu près tout ce qui va constituer, 15 ans plus tard, le fond de commerce européen en matière d’éducation, à savoir recentrer l’enseignement non plus sur des savoirs mais des compétences, la flexibilité et l’adaptabilité de la main d’œuvre, la compétition entre établissements, l’esprit d’entreprise comme compétence à enseigner dès le plus jeune age, etc…
En 1991, 1993 et 1996, l’ERT va continuer à publier de nouveaux rapports à l’adresse de la direction générale à la délégation à la formation de la commission européenne, dirigée à l’époque par Edith Cresson [ancienne premier ministre sous François Mitterrand] qui va finalement entendre ces voix et faire publier le livre blanc de la commission européenne sur la nécessaire rénovation des systèmes d’éducation européens.

A l’époque, il n’a d’autre autorité que d’être une recommandation à l’adresse des Etats membres. En 2000, au sommet de Lisbonne, on va mettre en pratique ce que Christian Laval appelle la méthode ouverte de coordination, par laquelle on va en quelque sorte officialiser ces orientations. En 2001, j’ai téléphoné au siège de la table ronde des industriels en demandant pourquoi, depuis quelques années, on ne voyait plus de rapport émanant de la table ronde sur l’enseignement. Il m’a été répondu explicitement que ça n’avait plus été jugé nécessaire parce qu’ils estimaient que leur travail en la matière était achevé.
Effectivement, lorsqu’on lit les textes issus de la commission européenne puis 2000, on voit qu’ils reprennent mot pour mot tout ce travail de lobbying effectué par l’ERT entre 89 et 96. Ils n’ont donc plus besoin de réunir cette commission, puisque leurs recommandations ont parfaitement été entendues.

Quelles évolutions, depuis 15 ans, par rapport aux observations faites dans votre livre (« Les nouveaux maîtres de l’école ») ?

Ce qui a évolué exactement comme je l’avais décrit, ou prévu, dans ce livre, c’est tout ce que j’ai appelé le troisième volet de la marchandisation. L’adaptation des systèmes éducatifs aux demandes du marché du marché du travail par le biais de la mise en compétition des écoles, de l’autonomie des systèmes éducatifs, des glissements des savoirs vers les compétences… Tout cet aspect s’est tout à fait réalisé.
Là où, en revanche, l’évolution a été moins forte que ce que je l’avais cru à l’époque, c’est tout ce qui concerne la privatisation marchande de l’enseignement. Cette évolution s’est heurtée à un certain nombre de difficultés. En 1996 et en 1998, je décris un certain nombre de percées, par exemple aux Etats-unis, où une société privée comme Edison School gérait, à l’époque, quelques 300 écoles privées. A la suite du dégonflement de la bulle internet (en 2000) et de la récession qui se met en place dans les années qui suivent, plusieurs de ces investissements tournent très mal. Edison Schools, par exemple, est en faillite et doit fermer ou revendre à l’Etat plusieurs des écoles qu’elle gérait. En revanche, le marché de l’enseignement se décante un peu. On voit émerger quels sont, parmi les très nombreux créneaux où le secteur privé a essayé d’investir, ceux qui sont rentables. Par exemple, le secteur de la gestion d’école parait l’être relativement peu. Un autre secteur que j’avais sans doute surestimé à la fin des années 90, c’est l’investissement dans l’enseignement par Internet, qui intéresse peu les investisseurs aujourd’hui.

En revanche, des secteurs qu’on avait un peu sous-estimé à l’époque semblent aujourd’hui émerger comme des secteurs d’investissements très rentables. Je pense notamment à ce qu’on appelle des universités franchisées, c’est à dire des sociétés privées, essentiellement dans les pays du tiers monde, mais qui décernent des diplômes et qui reçoivent, en quelque sorte, l’aval d’une prestigieuse université américaine, néo-zélandaise, japonaise ou européenne. C’est un secteur qui marche très  fort, surtout en Amérique latine et dans le sud-est asiatique.

Il y a d’autres secteurs, peut-être plus marginaux, mais qui émergent fortement dans certains pays, notamment en France et en Belgique, comme le soutien scolaire aux élèves en difficulté, qui vraiment font un tabac en matière d’investissement, et pas seulement en Europe. Par exemple, en Corée du Sud, on constate que les dépenses privées des parents dépassent les dépenses publiques d’enseignement.

Résistances et grains de sable


Le travail de l’APED lui permet d’avoir un point de vue assez large de ce qui se passe au niveau européen, chose qui manque parfois un peu au militant de terrain. Y a-t-il des endroits où la bagarre qui est menée par un certain nombre de gens, de collectifs, de syndicats contre ces tendances-là réussit mieux que d’autres ?

Autant que je sache, c’est en France que ça marche le mieux.
C’est là que la critique de cette évolution est la plus forte, et de loin.
Je constate des percées, d’abord dans les pays latins, en Amérique latine, en Espagne, en Italie. Plus modestement, on en observe aussi en Allemagne ou en Angleterre avec les grèves qui ont lieu en ce moment [NDLR: décembre 2010]. Dans les périodes de lutte sociale, il y a forcément un intérêt pour toutes les analyses critiques qui demandent à se faire jour.
Mais il n’y a aucun doute, cette résistance-là, c’est en France qu’elle est la plus ancienne, qu’elle est la plus forte et c’est de France qu’elle se diffuse ailleurs.

[NDLR: cet entretien a été réalisé avant les mouvements « Occupy… », le mouvement social des étudiants en Grande Bretagne ou au Chili, etc… Il faudrait -peut-être- réactualiser cette dernière réponse à la lumière des événements de 2011].

Making-of:

Cet entretien (d’une quarantaine de minutes) a été réalisé par téléphone le 2 décembre 2010, deux semaines après un colloque intitulé « L’enseignement européen sous la coupe des marchés », organisé à Bruxelles par l’APED. Il a dormi dans un coin de disque dur pendant un an, relégué au second plan par d’autres priorités militantes. Mon mandat (syndical) impliquait qu’il soit publié, accompagné d’un compte-rendu du colloque, dans le journal fédéral de Sud éducation, chose qui n’a jamais été faite (et c’est entièrement de ma responsabilité).
Il a été retravaillé et réorganisé légèrement pour en faciliter la lecture à des non-militants. Il n’a pas été relu par Nico Hirtt.
Encore une fois, pour une version plus complète, voir ici.

Pour aller plus loin

Les textes du colloque qui a eu lieu à l’automne 2010.
Une bonne partie des idées développées à cette occasion sont aussi à lire dans cet ouvrage collectif et européen: L’école en Europe, Politiques néolibérales et résistances collectives, 2010

Pour approfondir les thèmes développés par certains auteurs:
Nico Hirtt: Les nouveaux maîtres de l’école, nouvelle édition, 2005,
Christian Laval: La nouvelle école capitaliste (avec P. Clément, G. Dreux et F. Vergne), La Découverte, 2011 (extrait ici)

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